Le faux
On peut dire qu’il y eut deux Aimée Favart. Une Aimée avant la séparation. Une Aimée après.
Lorsque Georges lui annonça qu’il la quittait, Aimée mit plusieurs minutes à s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’un cauchemar ou d’une plaisanterie. Était-ce bien lui qui parlait ? Était-ce bien à elle qu’il s’adressait ? Une fois admis que la réalité lui assénait ce mauvais coup, elle prit encore la peine de vérifier qu’elle demeurait en vie. Ce diagnostic-là fut plus long à établir : son cœur s’était arrêté de battre, son sang de circuler, un froid silence de marbre avait pétrifié ses organes, une raideur empêchait ses yeux de ciller… Mais Georges continuait à se faire entendre d’elle – « tu comprends, ma chérie, je ne peux plus continuer, tout a une fin » –, à se faire voir d’elle – des auréoles de sueur mouillaient sa chemise aux aisselles –, à se faire sentir d’elle – ce chavirant fumet : odeurs de mâle, de savon et de linge rafraîchi à la lavande… Avec surprise, presque avec déception, elle conclut qu’elle survivait.
Doux, empressé, cordial, Georges multipliait des phrases qui répondaient à deux exigences contradictoires : annoncer qu’il partait et prétendre que ce n’était pas si grave.
— Nous avons été heureux ensemble. Mes plus grands bonheurs, je te les dois. Je suis certain que je mourrai en pensant à toi. Cependant je suis chef de famille. M’aurais-tu aimé si j’avais été un homme comme ça, un homme qui se défile, un homme qui néglige ses engagements, femme, maison, enfants, petits-enfants, sur un claquement de doigts ?
Elle avait envie de hurler « oui, je t’aurais aimé comme ça, c’est même ce que j’attends de toi depuis le premier jour », pourtant, comme à son habitude, elle ne prononça pas un mot. Ne pas le blesser. Surtout ne pas le blesser. Le bonheur de Georges apparaissait à Aimée plus important que le sien : ainsi l’avait-elle aimé pendant vingt-cinq ans en s’oubliant.
Georges continua :
— Ma femme a toujours envisagé que nous finirions notre vie dans le sud de la France. Puisque d’ici deux mois je prends ma retraite, nous avons acheté une villa à Cannes. Nous déménagerons cet été.
Plutôt que le départ, c’est l’expression « finir notre vie » qui choqua Aimée. Alors qu’à sa maîtresse il avait peint son existence familiale semblable à une prison, elle découvrait avec ce « finir notre vie » que Georges, dans un autre monde auquel il ne lui avait pas donné accès, avait continué à se sentir le mari de sa femme, le père de ses enfants.
« Notre vie » ! Aimée n’avait été qu’une parenthèse. « Notre vie » ! S’il lui avait glissé à l’oreille des mots d’amour, si son corps avait sans cesse eu besoin du sien, elle demeurait une passade. « Notre vie » ! Finalement l’autre – la rivale, la crainte, la détestée – avait gagné ! Le savait-elle seulement ? Avait-elle conscience, en s’installant avec son mari à Cannes, qu’elle laissait derrière elle, sonnée, exsangue, une femme qui avait souhaité pendant vingt-cinq ans prendre sa place et l’espérait encore quelques minutes auparavant ?
— Réponds-moi, ma chérie, dis-moi quelque chose, enfin…
Elle le fixa et ses yeux s’agrandirent. Quoi ? Il se met à genoux ? Il me malaxe la main ? Que prépare-t-il ? Nul doute qu’il va pleurer bientôt… Il sanglote toujours avant moi… c’est agaçant, je n’ai jamais pu l’attendrir car il fallait d’abord que je le console. Pratique, cela, se comporter en homme quand ça l’arrange, en femme quand ça lui convient.
Elle dévisagea le sexagénaire à ses pieds et eut soudain l’impression qu’il lui était totalement étranger. Si la partie raisonnable de son esprit n’avait soufflé qu’il s’agissait de Georges, l’homme qu’elle adorait depuis vingt-cinq ans, elle se serait levée en criant : « Qui êtes-vous ? Que faites-vous chez moi ? Et qui vous autorise à me toucher ? »
Ce fut à cet instant – cet instant où elle crut qu’il avait changé – qu’elle changea. Au-dessus de cet asticot aux cheveux teints qui pleurnichait en lui bavant sur les genoux et les mains, Aimée Favart se métamorphosa en la seconde Aimée Favart. Celle d’après. Celle qui ne croyait plus à l’amour.
Dans les mois qui suivirent, il y eut certes quelques allers-retours entre l’ancienne Aimée et la nouvelle Aimée – après une légère tentative de suicide, elle recoucha avec lui une nuit – ; toutefois en août, lorsqu’il eut déménagé, la nouvelle Aimée avait pris possession de l’ancienne. Mieux : elle l’avait tuée.
Elle repensait à son passé avec stupeur.
Comment ai-je pu croire qu’il m’aimait ? Il avait juste besoin d’une maîtresse belle, gentille et conne.
Belle, gentille et conne…
Belle, Aimée l’était. Jusqu’à la séparation, tout le monde le lui disait. Sauf elle… Car, comme tant de femmes, Aimée n’avait pas reçu la beauté qu’elle admirait. Petite, mince, avec des seins graciles, elle jalousait les géantes aux formes rondes et nourrissait un complexe dû à sa taille et à sa sveltesse. Après sa séparation, elle s’apprécia davantage et s’évalua « beaucoup trop bien pour n’importe quel homme ».
Gentille, Aimée l’était par mésestime de soi. Fille unique d’une mère qui ne lui avoua jamais l’identité de son père et la traitait en reproche encombrant, elle ignorait le monde des hommes ; aussi, lorsqu’elle entra en qualité de secrétaire dans l’entreprise dirigée par Georges, elle ne sut pas résister à ce mâle plus âgé qu’elle qui représentait à ses yeux de vierge candide à la fois le père et l’amant. Où va se loger le romantisme ? Il lui sembla plus beau d’aimer un homme qu’elle ne pouvait épouser…
Conne ? En Aimée comme en chaque être humain, la bêtise et l’intelligence habitaient des provinces séparées, la rendant régionalement brillante et localement stupide : si elle se révélait compétente dans le champ du travail, elle s’avérait niaise lorsqu’elle pénétrait l’espace sentimental. Cent fois, ses collègues lui conseillèrent de rompre avec cet homme ; cent fois, elle éprouva la volupté de ne pas leur obéir. Ils parlaient la voix de la raison ? Elle se flattait de répondre par celle du cœur.
En vingt-cinq ans, ils partagèrent le quotidien du travail, en aucun cas le quotidien conjugal ! Leurs escapades furent d’autant plus belles et précieuses. Ainsi que les caresses volées hâtivement au travail, elle ne le reçut le soir chez elle que sous le prétexte rare d’un conseil d’administration interminable. En vingt-cinq ans, leur couple n’eut pas le temps de s’user.
Trois mois après son installation dans le Midi, Georges se mit à lui écrire. Plus les semaines passaient, plus ses lettres devenaient enflammées, passionnées. Effets de l’absence ?
Elle ne lui répondit pas. Car, si les courriers étaient envoyés à l’ancienne Aimée, c’est la nouvelle qui les recevait. Et celle-ci, sans émotion, en déduisait que Georges devait déjà s’ennuyer avec sa femme. Avec mépris, elle parcourait ses feuillets qui enjolivaient davantage le passé.
Il délire, le retraité ! À ce rythme-là, dans trois mois, nous aurons vécu à Vérone et nous nous appelions Roméo et Juliette.
Elle garda son emploi, tint le nouveau directeur pour un homme ridicule – surtout quand il lui souriait – et entreprit de pratiquer le sport à outrance. Quarante-huit ans, interdite autrefois d’avoir des enfants parce que Georges en avait déjà, elle décida que des rejetons ne lui manqueraient pas.
— Pour qu’ils me volent mes belles années, me sucent le cœur et se volatilisent un jour, en me laissant encore plus seule ? Non merci. De plus, pour ajouter encore des êtres à cette planète pourrie par la pollution et la débilité humaine, il faut être soit crétine, soit étourdie.
La firme qui l’employait subit des revers, on regretta M. Georges, l’ancien directeur. Il y eut des remaniements, un plan social, et à cinquante ans, Aimée Favart, sans éprouver réellement de surprise, se trouva au chômage.
Voguant de stages débiles en formations infantilisantes, elle chercha mollement un autre emploi, et rencontra des problèmes d’argent. Sans nostalgie, elle emporta son coffre à bijoux chez un revendeur.
— Combien espérez-vous en tirer, madame ?
— Je n’en sais rien, c’est vous qui allez me le dire.
— C’est que… il n’y a rien de valeur là-dedans. Vous n’avez que des bijoux fantaisie, aucune pierre de valeur, pas d’or massif, rien qui…
— Je m’en doute bien : c’est lui qui me les a offerts.
— Lui ?
— Celui qui se prétendait l’homme de ma vie. Il me donnait de la pacotille, comme les conquérants espagnols aux Indiens d’Amérique. Et vous savez quoi ? J’étais tellement nouille que ça me plaisait. Donc ça ne vaut rien ?
— Pas grand-chose.
— C’était un salaud, n’est-ce pas ?
— Je ne sais pas, madame. Il est certain que lorsqu’on aime une femme…
— Eh bien ?
— Lorsqu’on aime une femme, on ne lui paye pas ces bijoux-là.
— Ah ! Vous voyez ! J’en étais sûre.
Elle triomphait. Le marchand, lui, s’était contenté de répéter une phrase qu’il avait l’habitude de prononcer dans une autre situation : lorsqu’il voulait convaincre un client d’acquérir un bijou plus coûteux.
Quoiqu’elle abandonnât la boutique avec trois maigres billets, son cœur était gonflé de joie : un spécialiste lui avait confirmé que Georges n’était qu’une ordure minable.
Sitôt chez elle, elle ouvrit ses placards et traqua dans ses affaires les cadeaux de Georges. Outre que le butin se révéla léger, sa qualité provoqua le rire d’Aimée. Un manteau en lapin. Des sous-vêtements en nylon. Une montre pas plus grosse qu’un cachet d’aspirine. Un carnet de cuir sans marque qui sentait encore la chèvre. Des sous-vêtements en coton. Un chapeau impossible à porter sinon lors d’un mariage à la cour d’Angleterre. Une écharpe en soie dont l’étiquette avait été coupée. Des sous-vêtements en caoutchouc noir.
Tombant sur le lit, elle hésitait entre le rire et les larmes. Elle se contenta de tousser. Voilà les trophées d’une passion de vingt-cinq ans ! Son trésor de guerre…
Pour se sentir moins misérable, elle retourna son mépris contre lui. Sous prétexte de ne pas attirer l’attention de son épouse sur des dépenses régulières et non justifiables, il ne s’était guère montré généreux avec Aimée. Généreux, que dis-je ? Normal. Même pas normal. Un radin, oui !
Et moi qui en tirais gloire ! Moi qui me vantais de ne pas l’aimer pour son argent ! Quelle buse ! Je croyais exalter l’amoureux, je rassurais l’avare…
Passant au salon pour nourrir ses perruches, elle s’arrêta devant le tableau qui surmontait la cage et manqua s’étrangler de fureur.
— Mon Picasso ! Ça, c’était vraiment la preuve qu’il me prenait pour une imbécile.
La toile, un jeu de formes dispersées, un puzzle de visage, un œil là, le nez au-dessus, une oreille au milieu du front, était censée représenter une femme avec son enfant. N’était-il pas bizarre le jour où il la lui avait apportée ? Pâle, les lèvres cireuses, la voix haletante, il la lui avait tendue en tremblant.
— Voilà, je me rattrape. On ne pourra pas dire que je n’ai pas été, une fois, généreux avec toi.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un Picasso.
Elle avait ôté les linges qui préservaient la peinture, contemplé l’œuvre et répété pour s’en convaincre :
— Un Picasso ?
— Oui.
— Un vrai ?
— Oui.
Osant à peine le toucher, de peur qu’une maladresse de sa part ne l’évaporât, elle avait balbutié :
— Est-ce possible ?… Comment as-tu fait ?
— Ah ça, je t’en prie, ne me le demande jamais !
Sur le coup, elle avait interprété cette réserve comme la pudeur d’un homme qui s’était saigné pour offrir quelque chose à une femme. Plus tard, en repensant à son attitude terrorisée, elle avait cédé à un bref délire en se demandant s’il ne l’avait pas volé. Il paraissait pourtant si fier de son don… Et il était honnête.
Pour sa protection, il lui avait conseillé d’accréditer que le tableau était faux.
— Tu comprends, ma chérie, il est improbable qu’une petite secrétaire, vivant dans une tour à loyer modéré, possède un Picasso. On se moquerait de toi.
— Tu as raison.
— Pire. Si quelqu’un devinait la vérité, tu serais sûrement cambriolée. Ta meilleure assurance, crois-moi, consiste à déclarer, tant que tu ne t’en sépares pas, qu’il s’agit d’un faux.
Ainsi Aimée avait-elle présenté aux très rares personnes qui avaient pénétré dans son appartement le tableau comme « Mon Picasso, un faux bien sûr », appuyant sa plaisanterie par un éclat de rire.
Avec le recul, la ruse de Georges lui sembla diabolique : l’obliger à insinuer que son Picasso était faux pour qu’elle se persuade, elle et elle seule, qu’il s’agissait d’un vrai !
Néanmoins, dans les semaines qui suivirent, elle éprouva des sentiments ambigus : d’une part elle était certaine de l’escroquerie, d’autre part elle espérait encore se tromper. Quoi qu’on lui apprenne sur sa toile, elle serait déçue. Déçue de se retrouver pauvre ou déçue de devoir rendre des mérites à Georges.
Ce cadre devant lequel elle se plantait devenait le ring où s’affrontaient l’ancienne Aimée et la nouvelle, la première qui avait cru à l’amour et au vrai Picasso, la seconde qui voyait la fausseté de Georges et du Picasso.
Sa rémunération de chômage baissant, Aimée peinait à retrouver un emploi. Lors des entretiens d’embauche, elle ne mettait aucun atout de son côté tant elle avait désormais à cœur de ne pas se laisser berner : les recruteurs rencontraient une femme dure, sèche, fermée, cumulant l’âge, les exigences financières et un caractère difficile, incapable de concession, prompte à soupçonner qu’on allait l’exploiter, tant sur la défensive qu’elle paraissait agressive. Sans s’en rendre compte, elle s’excluait de la course qu’elle prétendait courir.
Lorsqu’elle eut raclé ses dernières économies, elle se rendit compte que, sans solution immédiate, elle allait tomber dans la pauvreté. Par réflexe, elle se précipita vers son meuble à factures, fouilla fébrilement le tiroir à la recherche d’une vieille feuille sur laquelle elle avait marqué le numéro et téléphona à Cannes.
Une femme de ménage lui répondit, enregistra sa demande et se perdit dans le silence d’une grande demeure. Puis Aimée entendit des pas et reconnut le souffle court, angoissé de Georges.
— Aimée ?
— Oui.
— Enfin, que se passe-t-il ? Tu sais très bien que tu ne peux pas m’appeler chez ma femme.
En quelques phrases, sans aucune difficulté, elle lui brossa un tableau apocalyptique de sa situation. Il n’aurait pas fallu la pousser beaucoup pour qu’elle se prenne en pitié, or sa nouvelle armure de cynisme l’empêchait de s’attendrir sur elle-même, et sentir au bout du fil la respiration affolée de Georges lui procurait une sorte de rage.
— Georges, je t’en prie, aide-moi, conclut-elle.
— Tu n’as qu’à vendre le Picasso.
Elle crut avoir mal entendu. Quoi ? Il osait…
— Oui, ma petite chérie, tu n’as qu’à vendre ton Picasso. C’est pour cela que je te l’ai offert. Pour te mettre à l’abri du besoin puisque je ne pouvais pas t’épouser. Va vendre ton Picasso.
Elle ferma la bouche pour ne pas hurler. Ainsi, jusqu’au bout, il l’aurait prise pour une imbécile !
— Va chez Tanaev, 21, rue de Lisbonne. C’est là que je l’avais acheté. Veille à ce qu’on ne te roule pas. Demande Tanaev père. Attention, je raccroche. Ma femme arrive. Au revoir, ma petite Aimée, je pense tout le temps à toi.
Il avait déjà raccroché. Lâche et fuyant. Tel qu’il l’avait toujours été.
Quelle gifle ! Mais quelle gifle ! Bien fait pour elle ! Elle n’avait pas à l’appeler.
Humiliée, Aimée se planta devant le tableau et déchargea sa fureur.
— Jamais, tu m’entends, jamais je n’irai chez un marchand pour recevoir la confirmation que j’étais une conne et que Georges était un salaud, je le sais déjà, merci.
Cependant, deux jours plus tard, comme la compagnie d’électricité menaçait de lui couper le courant, elle monta dans un taxi et ordonna :
— Chez Tanaev, 21, rue de Lisbonne, s’il vous plaît.
Bien qu’à l’adresse indiquée il n’y eût qu’un magasin de vêtements pour enfants, elle descendit de voiture, son tableau emballé sous le bras, et passa le porche.
— Il doit travailler à l’intérieur ou en étage.
Après avoir parcouru quatre fois la liste des habitants dans les deux allées, elle chercha un concierge pour dénicher les nouvelles coordonnées de Tanaev jusqu’à ce qu’elle comprît que les immeubles de riches, à la différence des immeubles de pauvres, recouraient à des régies de nettoyeurs anonymes.
Avant de repartir, elle prit la précaution d’entrer dans le magasin de vêtements.
— Excusez-moi, je cherche M. Tanaev père et je croyais que…
— Tanaev ? Dix ans qu’il est parti.
— Ah, savez-vous où il a déménagé ?
— Déménagé ? Ça ne déménage pas ces gens-là, ça s’éclipse. Point à la ligne.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Quand le butin est amassé, il faut partir le cacher quelque part. Dieu seul sait où il est aujourd’hui, en Russie, en Suisse, en Argentine, aux Bermudes…
— C’est que… voyez-vous… il m’a vendu un tableau il y a quelques années…
— Oh, ma pauvre !
— Pourquoi ma pauvre ?
Le commerçant remarqua que le visage d’Aimée s’était vidé de ses couleurs et s’en voulut d’avoir parlé si vite.
— Écoutez, ma petite dame, je n’y connais rien. Il est peut-être superbe, votre tableau, et il vaut sûrement une fortune. Tenez, j’ai quelque chose pour vous…
Il chercha une carte dans une boîte où il entassait des feuilles volantes.
— Voilà. Allez chez Marcel de Blaminth, rue de Flandres. Lui, c’est un expert.
Lorsqu’elle franchit la porte de Marcel de Blaminth, Aimée perdit espoir. Sous ses lourdes tentures de velours cramoisi qui absorbaient tout son et toute influence de l’extérieur, écrasée sous des toiles monumentales aux cadres d’or tourmentés, elle perçut qu’elle n’était plus dans son monde.
Une imposante secrétaire casquée d’un chignon lui jeta un œil soupçonneux derrière ses lunettes en tortue. Aimée bredouilla son histoire, montra le tableau et la guerrière la conduisit à l’étude.
Marcel de Blaminth détailla sa visiteuse avant le tableau. Elle eut l’impression d’être jugée de l’escarpin jusqu’au cou, qu’il évaluait la provenance et le prix de chaque vêtement ou bijou qu’elle portait. Pour la toile, il n’eut qu’un regard.
— Où sont les certificats ?
— Je n’en ai pas.
— L’acte de vente.
— C’est un cadeau.
— Pourriez-vous l’obtenir ?
— Je ne crois pas. Cette… personne a disparu de ma vie.
— Je vois. Peut-être pourrions-nous l’obtenir du marchand ? Qui était-ce ?
— Tanaev, murmura Aimée, presque honteuse.
Il releva un cil et son œil laissa passer un somptueux mépris.
— Cela s’engage très mal, madame.
— Vous pourriez pourtant…
— Jeter un œil au tableau ? Vous avez raison. C’est ce qui compte. De très belles œuvres nous reviennent parfois après avoir suivi un parcours obscur ou très louche. C’est l’œuvre qui compte, rien d’autre que l’œuvre.
Il changea de lunettes et s’approcha du Picasso. L’analyse durait. Il auscultait la toile, palpait le cadre, le mesurait, observait des détails à la loupe, se reculait, recommençait.
Enfin, il posa les mains sur la table.
— Je ne vous fais pas payer la consultation.
— Ah bon ?
— Oui. Inutile de rajouter un malheur à votre malheur. C’est un faux.
— Un faux ?
— Un faux.
Pour sauver la face, elle ricana :
— C’est ce que j’ai toujours dit à tout le monde.
De retour chez elle, Aimée raccrocha son tableau au-dessus de la cage aux perruches et se contraignit à la lucidité, une épreuve que peu d’humains ont l’occasion de subir. Elle prit conscience de ses naufrages, celui de sa vie amoureuse, de sa vie familiale et de sa vie professionnelle. En s’examinant dans le miroir en pied de sa chambre, elle constata que sa silhouette, sculptée par l’exercice et un régime macrobiotique, résistait bien. Combien de temps encore ? De toute façon, ce corps dont elle était maintenant si fière, elle ne le destinait qu’à la glace de son armoire, elle ne souhaitait plus l’accorder à personne.
Elle se dirigea vers la salle de bains avec la ferme intention de paresser dans la baignoire, et la molle idée de se suicider.
Pourquoi pas ? C’est la solution. Quel avenir me reste-t-il ? Pas de travail, pas d’argent, pas d’homme, pas d’enfants, et bientôt la vieillesse et la mort. Joli programme… Logiquement, je devrais me tuer.
Seule la logique la conduisait au suicide, elle n’en avait aucune envie. Sa peau désirait la chaleur du bain ; sa bouche songeait au melon, aux miettes de jambon qui l’attendaient sur la table de la cuisine ; sa main vérifia le galbe irréprochable de ses cuisses et s’égara dans ses cheveux en appréciant leur vigueur soyeuse. Elle fit couler l’eau et y jeta une capsule effervescente qui libérait un parfum d’eucalyptus.
Que faire ? Survivre encore ?
La concierge sonna à la porte.
— Madame Favart, est-ce que ça vous arrangerait de louer votre chambre d’ami ?
— Je n’ai pas de chambre d’ami.
— Si, la petite pièce qui donne sur le stade.
— Je l’occupe avec ma couture et mon repassage.
— Eh bien, si vous y remettiez un lit, vous pourriez la louer à des étudiantes. Comme l’université se trouve à côté, elles viennent sans cesse me demander s’il y a des chambres ici… Cela pourrait vous aider à arrondir vos fins de mois, en attendant de trouver un nouveau travail, ce qui ne saurait tarder, bien sûr.
En entrant dans son bain, émue, Aimée se sentit obligée de remercier Dieu auquel elle ne croyait pas de lui avoir envoyé une solution à son problème.
Pendant les dix ans qui suivirent, elle loua sa chambre d’ami à des étudiantes qui poursuivaient leur formation sur le campus voisin. Ce revenu supplémentaire, ajouté au minimum social, lui suffisait pour subsister en attendant la retraite. Considérant que loger des locataires était devenu son vrai métier, elle les sélectionnait après expertise et aurait pu écrire ainsi les six commandements de la loueuse avisée :
1°Exiger le mois d’avance et posséder les coordonnées exactes et vérifiées des parents.
2°Se comporter jusqu’au dernier jour avec sa locataire en hôtesse qui tolère une intruse.
3°Préférer les sœurs aînées aux sœurs cadettes : elles se révèlent plus dociles.
4°Préférer la petite-bourgeoise à la grande bourgeoise : ces filles se montrent plus propres et moins insolentes.
5°Ne jamais les laisser parler de leur vie privée sinon elles finissent par vous amener des garçons.
6°Préférer les Asiatiques aux Européennes : plus polies, plus discrètes, éventuellement reconnaissantes, elles vont jusqu’à offrir des cadeaux.
Si Aimée ne s’attacha à aucune de ses locataires, elle appréciait de ne pas vivre seule. Quelques phrases échangées par jour lui suffisaient, et elle adorait faire sentir à ces jeunes oies qu’elle avait plus d’expérience qu’elles.
La vie aurait pu continuer ainsi longtemps si le médecin n’avait détecté des grosseurs suspectes sur le corps d’Aimée ; on découvrit un cancer généralisé. La nouvelle – qu’elle devina plus qu’elle ne l’apprit – l’allégea : plus besoin de lutter pour la survie. Son seul dilemme fut : ai-je encore besoin de louer ma chambre cette saison ?
Ce mois d’octobre-là, elle venait d’accepter, pour la deuxième année consécutive, une jeune Japonaise, Kumiko, qui achevait une licence de chimie.
Elle s’en ouvrit à la discrète étudiante :
— Voilà, Kumiko : j’ai une maladie très grave qui va m’obliger à passer beaucoup de temps à l’hôpital. Je ne crois pas pouvoir continuer à vous héberger.
Le chagrin de la jeune fille la surprit tellement qu’elle se méprit d’abord sur sa cause, elle attribua ses larmes à l’angoisse que l’étrangère éprouvait de se retrouver à la rue ; elle finit pourtant par convenir que celle-ci était réellement peinée de ce qui arrivait à Aimée.
— Vous aider. Venir voir vous à l’hôpital. Cuisiner bonne nourriture. Prendre soin vous. Même si aller chambre cité universitaire, avoir toujours temps pour vous.
— Pauvre fille, songea Aimée, à son âge j’étais aussi naïve et gentille. Quand elle aura parcouru autant de chemin que moi, elle déchantera.
Encombrée autant que désarmée par ces démonstrations d’affection, Aimée n’eut pas le courage de chasser Kumiko et continua à lui louer sa chambre.
Rapidement, Aimée ne quitta plus l’hôpital.
Kumiko lui rendait visite chaque soir. Sa seule visite.
Aimée ne savait pas recevoir tant de sollicitude ; un jour, elle appréciait le sourire de Kumiko comme un baume lui permettant de croire que l’humanité ne pourrissait pas ; un autre, dès qu’apparaissait le visage bienveillant de la Japonaise, elle s’insurgeait contre cette intrusion dans son agonie. Ne pouvait-on pas la laisser mourir en paix ! Ces sautes d’humeur, Kumiko les attribuait aux progrès de la maladie ; aussi, malgré les rebuffades, les insultes et les colères, elle pardonnait à la grabataire et ne faiblissait pas dans sa compassion.
Un soir, la Japonaise commit une erreur dont elle ne se rendit pas compte et qui modifia l’entier comportement d’Aimée. Le médecin avait confessé à la malade que le nouveau traitement se révélait décevant. Traduction ? Vous n’en avez plus pour longtemps. Aimée ne cilla pas. Elle éprouva une sorte de lâche soulagement, celui que peut procurer un armistice. Plus besoin de se battre. Plus de soins éprouvants à l’horizon. La torture de l’espoir – cette inquiétude – lui était enfin retirée. Elle n’avait qu’à mourir. Ce fut donc avec une sorte de sérénité qu’Aimée annonça l’échec thérapeutique à Kumiko. Mais la Japonaise réagit avec passion. Pleurs. Cris. Embrassades. Hurlements. Accalmie. Larmes de nouveau. Quand elle retrouva l’élocution, Kumiko saisit son téléphone portable appela trois personnes au Japon ; une demi-heure plus tard, elle annonçait triomphalement à Aimée que, si on la soignait là-bas, dans son île, on lui proposerait un traitement inédit en France.
Inerte, subissant cette démonstration d’affection avec fatigue, Aimée attendait que Kumiko s’en aille. Cette gamine osait lui gâcher sa mort ! Comment pouvait-elle la tourmenter en lui reparlant de guérison ?
Elle décida de se venger.
Le lendemain, quand Kumiko pointa son nez jaune à l’hôpital, Aimée ouvrit les bras et l’appela.
— Ma petite Kumiko, viens m’embrasser !
Après quelques sanglots et autant d’embrassades tendres, elle lui débita, sur un ton pathétique entrecoupé de soupirs, une grande déclaration d’amour selon laquelle Kumiko était devenue sa fille, à ses yeux, oui, la fille qu’elle n’avait pas eue et qu’elle avait rêvé d’avoir, la fille qui l’accompagnait dans ses derniers moments et qui lui faisait sentir qu’elle n’était pas seule au monde.
— Oh mon amie, ma jeune amie, ma grande amie, ma seule amie…
Elle varia si bien ce motif qu’elle finit par s’émouvoir, simulant moins et s’exprimant davantage.
— Combien tu es bonne, Kumiko, bonne comme je l’étais à ton âge, à vingt ans, lorsque je croyais à la droiture humaine, à l’amour, à l’amitié. Tu es aussi naïve que je l’ai été, ma pauvre Kumiko, et tu seras sans doute un jour aussi déçue que je le suis. Je te plains, ma chérie, tu sais. Mais qu’importe ? Tiens bon, reste le plus longtemps possible telle que tu es ! Il sera toujours temps d’être trahie et déçue.
Soudain elle se ressaisit et se rappela son plan. Vengeance. Elle enchaîna donc :
— Pour te récompenser et te permettre de croire à la bonté humaine, j’ai un cadeau.
— Non, pas vouloir.
— Si, je vais te laisser la seule chose de valeur que je possède.
— Non, madame Favart, non.
— Si, je te lègue mon Picasso.
La jeune fille demeura bouche bée.
— Tu as remarqué le tableau au-dessus de ma cage à perruches, c’est un Picasso. Un vrai Picasso. Je le fais passer pour faux afin de ne pas attirer les jalousies ou les voleurs ; pourtant tu peux me croire, Kumiko, c’est un vrai Picasso.
Pétrifiée, la jeune fille devient blême.
Aimée frissonna un instant. Me croit-elle ? Se doute-t-elle que c’est un simulacre ? S’y connaît-elle en art ?
Les larmes jaillirent des paupières bridées et Kumiko se mit à geindre, désespérée :
— Non, madame Favart, vous garder Picasso, vous guérir. Si vous vendre Picasso, moi emporter vous au Japon nouveau traitement.
Ouf, elle me croit, songea Aimée qui aussitôt s’écria :
— C’est pour toi, Kumiko, pour toi, j’y tiens. Allons, ne perdons pas de temps je n’en ai plus que pour quelques jours. Tiens, j’ai préparé les papiers de donation. Va vite chercher des témoins dans le couloir, ainsi je pourrai partir la conscience tranquille.
Devant le médecin et l’infirmière, Aimée signa les documents nécessaires ; ils y ajoutèrent leurs paraphes. Secouée de larmes, Kumiko empocha les feuilles et promit de revenir le lendemain à la première heure. Elle fut insupportablement longue à partir et lui lança des baisers jusqu’à ce qu’elle disparaisse au fond le couloir.
Soulagée, enfin seule, Aimée sourit au plafond.
Pauvre niaise, songea-t-elle, va rêver que tu es riche : tu seras encore plus déçue après ma mort.
Là, au moins, tu auras une bonne raison de pleurer. Ah, d’ici là, j’espère ne jamais te revoir.
Sans doute ce Dieu auquel Aimée ne croyait pas l’entendit-il car, au petit matin, elle tomba dans le coma et, quelques jours plus tard, sans qu’elle s’en rendît compte, une dose de morphine l’emporta.
Quarante ans plus tard, Kumiko Kruk, la plus grande fortune du Japon, la reine mondiale de l’industrie cosmétique, désormais ambassadrice de l’Unicef, une vieille dame adorée des médias pour sa réussite, son charisme et sa générosité, justifiait ainsi devant la presse ses actions humanitaires :
— Si j’investis une partie de mes bénéfices dans la lutte contre la faim et la distribution de soins médicaux aux plus pauvres, c’est en souvenir d’une grande amie française de ma jeunesse, Aimée Favart, qui m’offrit, sur son lit de mort, un tableau de Picasso dont la vente me permit de fonder ma compagnie. Bien que je ne fusse qu’une vague inconnue pour elle, elle a tenu à me faire cet inestimable présent. Depuis, il m’a toujours semblé logique que mes bénéfices permettent à leur tour de soulager d’autres inconnus. Cette femme, Aimée Favart, était tout amour. Elle croyait en l’humanité comme personne. Elle m’a transmis ses valeurs, et cela, au-delà du précieux Picasso, est sans doute son plus beau cadeau.